Question de méthodes : Conception d’études intersectionnelles quantitatives et collecte de données primaires
Numéro 3, Partie 1 - Février 2021

Greta Bauer. Ph. D., est professeure d’épidémiologie et de biostatistique à l’Université Western et titulaire d’une Chaire en science du sexe et du genre des IRSC. Elle étudie des méthodes épidémiologiques destinées à faire progresser la science intersectionnelle du sexe et du genre. Dans la première partie de ce numéro qui en comprend deux, nous avons parlé avec Greta Bauer des approches intersectionnelles en lien avec la recherche quantitative en santé et de ses méthodes préférées pour la conception d’études et la collecte de données. Ne manquez pas la deuxième partie, dans laquelle elle nous présentera des méthodes d’analyse intersectionnelle.

Greta Bauer, Ph. D., une personne à la peau claire, aux cheveux mi-longs et châtains avec des reflets blonds, est à l'extérieur par beau temps. Elle porte des lunettes rondes, noires et violettes, ainsi qu’un blazer violet par-dessus un chandail noir. Elle regarde vers la caméra et sourit avec les bras croisés.
Greta Bauer, Ph. D.

Qu’est-ce que l’intersectionnalité et pourquoi est-elle importante en recherche quantitative en santé ?

L’intersectionnalité est un cadre théorique féministe noir dont les origines remontent aux années 1850Note en bas de page 1. On doit le terme à Kimberlé Crenshaw, qui l’a inventé en 1989 pour nommer l’expérience vécue par les femmes noires qui font face à des formes croisées et cumulatives d’oppression et de discrimination (le racisme et le sexisme)Note en bas de page 2. Un cadre intersectionnel suppose que l’expérience d’une personne n’est pas simplement égale à la somme de ses parties, mais qu’elle représente une intersection d’axes de pouvoir social. Par exemple, l’expérience des immigrantes en matière de santé peut être différente de celle des immigrants et des non-immigrantes. En analyse comparative fondée sur le sexe et le genre plus (ACSG+), l’intersectionnalité constitue un prolongement de cette analyse, mais elle tire aussi son origine de la théorie critique de la race et peut s’appliquer à d’autres identités sociales ou positions dans la société (positions sociales).

Alors que les approches intersectionnelles qualitatives sont bien développées, les approches quantitatives le sont moins, en raison des défis inhérents à la capture et à l'analyse des intersections du pouvoir social et de leurs effets causaux sous la forme de points de données discrets et catégoriels. En recherche intersectionnelle quantitative, une question clé se pose : de quelles personnes examine t on ou rend-t-on visibles les expériences, les résultats ou les processus ? En examinant l’hétérogénéité de la population dans le contexte du pouvoir social et en étudiant les processus d’oppression, de discrimination et de privilège, nous pouvons concevoir des interventions qui concernent directement des communautés précises. En savoir plusNote en bas de page 3.

Quand les spécialistes en recherche quantitative doivent-ils incorporer des analyses intersectionnelles dans leurs études comparatives fondées sur le sexe et le genre ?

L’inclusion du « plus » dans l’ACSG+ doit être pratique courante. Il est essentiel de ne pas intégrer les facteurs intersectionnels seulement après l’achèvement d’une étude.


Voici quelques exemples de dimensions et de variables d'identité et de position sociale ainsi que des processus d’oppression, de discrimination, de privilège et de pouvoir qui peuvent être inclus dans les analyses intersectionnelles. Ces exemples sont basés sur une perspective canadienne etce qui constitue une position de pouvoir peut varier à différentes intersections et en fonction du contexte. C’est aussi le cas pour les variables et les dimensions que vous inclurez dans votre recherche.

Description détaillée

Un cercle coloré indique des identités et des positions sociales, des relations de pouvoir et de marginalisation, ainsi que des processus sociaux de discrimination, d’oppression, de privilège et de pouvoir.

Autour de la bordure du cercle, il y a une liste de processus sociaux, incluant l’âgisme, le capacitisme, l’ethnocentrisme, la transphobie, la xénophobie, le classisme, le colonialisme, le racisme, le sexisme, l’homophobie et l’hétérosexisme. À l’intérieur du cercle, des identités et des positions sociales sont arrangées dans trois anneaux concentriques.

L’anneau externe liste seize identités et positions sociales, incluant l’âge, la culture, le handicap, l’éducation, l’ethnicité, la géographie, le genre, le statut d’immigration, le revenu, l’indigénéité, la langue, le statut matrimonial, la race, la religion, le sexe et l’orientation sexuelle. Le sexe et le genre ressortent du cercle comme des pointes de tarte, afin de mettre de l’emphase.

En allant vers l’intérieur du cercle, le deuxième anneau liste seize catégories qui font partie des identités et positions sociales listées dans l’anneau externe. Ces catégories sont typiquement plus marginalisées dans la société. Le texte « Marginalisation » figure dans une boîte de texte à la bordure de ce deuxième anneau.

L’anneau central liste seize catégories qui, encore une fois, font partie des identités et position sociales listées dans l’anneau externe. Cette fois-ci, ces catégories sont typiquement associées avec le pouvoir dans la société. Le texte « Pouvoir » figure dans une boîte de texte au centre du cercle.

Les seize portions du cercle peuvent donc être décrites comme suit :

  • Âge : Personne âgés, jeune (anneau marginalisé), âge moyen (anneau pouvoir)
  • Culture : Non-Occidentale (anneau marginalisé), Occidentale (anneau pouvoir)
  • Handicap : Handicapé (anneau marginalisé), non-handicapé (anneau pouvoir)
  • Éducation : Aucune éducation formelle (anneau marginalisé), post-secondaire (anneau pouvoir)
  • Géographie : Rurale (anneau marginalisé), urbaine (anneau pouvoir)
  • Genre : Transgenre ou non binaire (anneau marginalisé), femme cisgenre (anneau du milieu), homme cisgenre (anneau pouvoir)
  • Statut d’immigration : Immigrant (anneau marginalisé), citoyen (anneau pouvoir)
  • Revenu : Faible (anneau marginalisé), élevé (anneau pouvoir)
  • Indigénéité : Peuples Autochtones (anneau marginalisé), colonisateur (anneau pouvoir)
  • Langue : Français et anglais (anneau marginalisé), autres langues (anneau pouvoir)
  • Statut matrimonial : Veuf, divorcé, célibataire (anneau marginalisé), marié (anneau pouvoir)
  • Race : Racialisée (anneau marginalisé), blanche (anneau pouvoir)
  • Religion : Non-Chrétienne (anneau marginalisé), Chrétienne (anneau pouvoir)
  • Sexe : Intersexe (anneau marginalisé), féminin (anneau au milieu), masculin (anneau pouvoir)
  • Orientation sexuelle : LGBTQ+ (anneau marginalisé), hétérosexuelle (anneau pouvoir)

Sous le cercle, une flèche mène du texte « Transgenre ou non binaire » dans la portion du cercle sur le genre à une boîte de texte qui indique : « Des termes reliés à l’identité de genre incluent : Agenre, bigenre, au genre fluide, genderqueer, genre neutre, non binaire, homme transgenre, femme transgenre. »

Adapté de la Roue du pouvoir et du privilège de Sylvia Duckworth.

Remarque : Cisgenre est un terme utilisé pour décrire les personnes dont l’identité de genre correspond avec le sexe qui leur a été assigné à la naissance, tandis que le terme transgenre est utilisé pour décrire les personnes dont l’identité de genre ne correspond pas au sexe qui leur a été assigné à la naissance. L’identité bispirituelle, qui est parfois décrite comme une identité de genre, remet en question les termes occidentaux qui désignent le genre et l’orientation sexuelle. Apprenez-en davantage dans le deuxième numéro de la série Question de méthodes : Qu’est-ce que la bispiritualité et qui est bispirituel(le) dans le domaine de la recherche en santéNote en bas de page 4?

Quelles sont les étapes à suivre pour réaliser de la recherche intersectionnelle ?

Il faut d’abord décider si une méthode qualitative, quantitative ou mixte est la plus adéquate pour répondre à la question de recherche. Si l’on prévoit utiliser des données quantitatives, on peut suivre les étapes suivantes :

1. Décider des intersections sur lesquelles la recherche doit être axée.

Chercher les travaux déjà existants de recherche qualitative, quantitative ou mixte qui suggèrent que l’impact du sexe, du genre, de l’âge, de la race/ethnicité ou d’autres caractéristiques de l’identités peut être différent pour différents groupes. On peut aussi rédiger les questions en se fondant sur les connaissances des communautés, recueillies par un échange avec des membres de celles ci. Même si la littérature ou les communautés ne font pas état de données, soyez ouvert à la réalisation d’analyses exploratoires. Il est possible de recourir à des explorations guidées par les données pour mettre en évidence l’hétérogénéité des données existantes, que vous n’auriez peut-être pas songé à dénicher. Peu importe l’approche adoptée, il est essentiel de déterminer d’avance les intersections d’intérêt.

2. Échanger avec les communautés.

Inclure des voix représentatives dans l’équipe de conception des méthodes. Au besoin, rechercher des connaissances communautaires supplémentaires pour mieux comprendre le rôle du pouvoir social dans l’orientation de la recherche et la formulation de ses conclusions.

3. Concevoir une stratégie d’échantillonnage qui garantisse la production de résultats pour toutes les intersections d’intérêt.

Pour éviter que les analyses ne soient pas suffisamment étoffées, il est important d’envisager dès le début la stratégie d’échantillonnage dans une perspective intersectionnelle. S’il est peu probable que certaines intersections d’intérêt prioritaire fassent l’objet d’un échantillonnage suffisant dans le cadre d’une stratégie générale, prévoir un échantillonnage stratifié ainsi qu’un suréchantillonnage de certains groupes. Une augmentation de la taille de l’échantillon pourrait être requise, tout dépendant des intersections d’intérêt de l’étude.

4. Envisager la multidimensionnalité.

La multidimensionalité fait référence aux multiples dimensions de l’identité, de la position sociale et des processus d’oppression, de discrimination et de privilège. On doit définir précisément ses intersections d’intérêt et la façon de mesurer les identités des participants pour chacune d’elles. Par exemple, si la race et l’ethnicité sont d’intérêt, il se peut que les participants répondent différemment si on mesure leur identité ethnoraciale, la façon dont les autres les perçoivent ou leurs expériences avec le racisme. Si le genre est d’intérêt, des dimensions qui pourraient être explorées incluent l’identité de genre, les rôles et/ou les normes de genre, les relations de genre et le genre institutionnalisé.

Conseil : On parle de cisnormativité lorsqu’on suppose à tort qu’on connaît toutes les dimensions du sexe et du genre alors qu’on n’en connaît qu’une seule. Par exemple, dans une étude sur le cancer utérin, le statut utérin pourrait être utilisé comme critère d’inclusion plutôt que le sexe assigné à la naissance. Les femmes cisgenres et les hommes transgenres qui ont eu une hystérectomie seront alors bien classifiés.

5. S’assurer que les mesures de l’étude soient adéquates et valides pour toutes les intersections.

Considérer si des mesures spécifiques à des intersections particulières devraient être incluses. La formulation de questions pour des sondages variera selon le type d’étude que l’on réalise et les intersections d’intérêt pour sa recherche. En premier, établir si on veut concevoir un sondage de la population générale ou une enquête adaptée à une communauté précise. Cela aidera dans le choix de réponse à inclure et le degré de familiarité du public cible avec la terminologie employée dans le sondage. Ensuite, soumettre les questions à des groupes de discussion et faire des essais préalables auprès de votre public cible afin de s’assurer que les questions sont claires, inclusives et exhaustives. Dans les sondages de la population, si les groupes majoritaires comprennent mal une question, leurs réponses sont susceptibles de « noyer » celles des petits groupes et de biaiser la mesure. Par ailleurs, des mesures mal conçues risquent de ne pas refléter avec exactitude les personnes aux identités multiples et/ou minoritaires.

Penser à poser une question ouverte avant d’en poser une à choix fixe. Les personnes qui participent peuvent ainsi décrire la manière dont elles s’identifient. Poser ensuite la question suivante : « Si vous deviez choisir l’une des options suivantes aux fins du présent sondage, laquelle vous décrirait le mieux ? » Cette approche aide à comprendre comment les personnes décident de la catégorie dans laquelle elles se classent. Si on utilise seulement des questions ouvertes, des problèmes éthiques se posent pour les chercheurs qui essayent de deviner la catégorie dans laquelle il faut inclure quelqu’un pour une analyse quantitative, alors il est préférable de lui demander ce qu’il ou elle choisirait. En outre, cette approche permet de décrire l’hétérogénéité de chaque catégorie et de noter que les options de réponse proposées n’englobent ou ne reflètent peut-être pas toutes les identités des personnes qui répondent. En savoir plusNote en bas de page 5.

6. Analyser les données de façon à rendre évidents les résultats et les effets pour différentes intersections.

Plus d’information sera disponible dans la deuxième partie de ce numéro !

7. S’assurer que l’interprétation des résultats soit intersectionnelle.

Par exemple, il importe de reconnaître l’hétérogénéité d’une intersection afin d’éviter de stigmatiser un groupe.

Les opinions exprimées dans ce document sont celles de Greta Bauer et ne reflètent pas nécessairement celles de l’Institut de la santé des femmes et des hommes des IRSC ou du gouvernement du Canada.

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