Nous en hébergeons des multitudes : ce que les intestins et les bactéries des mouches peuvent nous apprendre sur l’immunité

Les débats sur le concept d'immunité sont devenus courants ces dernières années. Des reportages sur la vaccination, la diversité des niveaux de protection contre une infection et même le rôle des anticorps et des cellules T ont préoccupé les médias tout au long de la pandémie de COVID-19.

Cependant, pour Dr Edan Foley, professeur d'immunologie à l'Université de l'Alberta, ces débats tendent à omettre un élément important.

« Naturellement, la plupart des gens associent l'immunité à un processus qui survient dans le sang et qui implique la production d'anticorps et d'autres facteurs pour tuer un intrus infectieux », explique-t-iel. « J'aime cependant me situer dans une perspective plus large. Pour moi, dans son essence, l'immunité nous protège contre les microbes nuisibles, mais elle sert aussi à établir des relations saines et sûres avec les bons microbes. »

Cette nécessité de vivre en harmonie avec certains microbes (tout en éliminant les mauvais) résulte de centaines de millions d'années d'évolution. Par exemple, lorsque des organismes unicellulaires se sont transformés en organismes pluricellulaires, il s'est formé un tube semblable à un intestin par lequel la nourriture entrait à une extrémité et sortait à une autre. C'est ainsi que ces organismes ont rencontré une partie de ces « bons » et de ces « mauvais » microbes et appris à y faire face adéquatement. Aujourd'hui, la gestion de cette relation avec les microbes se produit toujours de manière semblable dans notre propre corps.

« La façon dont nous formons notre système immunitaire dépend toujours en grande partie des bactéries qui habitent notre intestin », explique Dr Foley. « Les mécanismes de réaction de nos cellules immunitaires spécialisées au contenu de notre intestin sont si importants. Normalement, ces cellules tentent de gérer l'écosystème et de tuer les mauvaises bactéries, mais si les choses tournent mal, les conséquences peuvent être terribles pour l'organisme hôte. Par exemple, les maladies inflammatoires de l'intestin, comme la maladie de Crohn et la colite, sont causées par une perturbation des rapports entre le système immunitaire de l'intestin et les bactéries qui vivent dans celui-ci. Si l'affection est incontrôlable, le risque de développer un cancer colorectal est d'environ 30 fois plus élevé que si la personne n'est pas atteinte d'une maladie inflammatoire de l'intestin. »

De ce point de vue, Dr Foley soutient que nous devons mieux comprendre les mécanismes de cette gestion des relations entre l'intestin et les microbes. « C'est une question d'immunité fondamentale, mais elle est extrêmement complexe », ajoute-t-iel. « Au fond, nous avons besoin de toutes les recherches possibles. »

De petits éléments d'un plus grand ensemble

Pour s'attaquer à ce problème complexe, le laboratoire de Dr Foley amorce ses recherches avec des mouches à fruits (Drosophila melanogaster).

« Comme les scientifiques s'intéressent aux gènes de mouche depuis une centaine d'années maintenant, nous sommes en mesure de manipuler n'importe quel gène de n'importe quelle cellule n'importe quand », explique Dr Foley. « C'est particulièrement utile parce que, si l'on conçoit l'intestin comme une structure qui existe depuis des centaines de millions d'années et dont l'origine est commune, ce qui se passe dans celui d'une mouche est souvent remarquablement semblable à ce qui se passe dans celui d'un humain. »

Jumelée avec des gènes facilement manipulés, cette similitude permet aux chercheurs de mettre à l'essai ou de modéliser certains processus biologiques. Ainsi, on sait qu'environ 85 % des cancers colorectaux humains s'expliquent par la mutation du gène APC. Les chercheurs peuvent maintenant manipuler ce gène chez les mouches à fruits afin d'induire le développement de tumeurs dans leur intestin.

« Cela signifie que nous pouvons poser d'importantes questions et voir ce qui se produit », poursuit Dr Foley. « Donc si je modifie les bactéries intestinales des mouches avec ce gène muté ou si je change les réactions immunitaires dans leur intestin, quelles sont les conséquences? La tumeur se développe-t-elle autrement? La tumeur influe-t-elle sur les bactéries intestinales ou les relations microbes-intestin-immunité? »

Cherchant à mieux comprendre ces relations, l'équipe du laboratoire transpose ses découvertes réalisées sur les mouches et les met à l'épreuve sur des poissons-zèbres. À l'instar de la mouche à fruits, le poisson-zèbre sert d'important organisme modèle que les chercheurs peuvent manipuler pour ensuite observer les processus biologiques obtenus. Et comme il est un vertébré, il est plus évolué que l'insecte.

« Nous commençons par des questions simples. Prenant nos observations sur les mouches comme point de départ, nous effectuons des tests pour voir si les mêmes résultats se produisent chez les poissons », raconte Dr Foley. « Il est très probable que certains s'observeront chez les deux animaux et d'autres, non. C'est exactement le type de renseignements qui nous aidera à comprendre l'évolution de la réaction des bactéries intestinales au fil du temps et de sa complexification. »

On espère ensuite qu'un autre laboratoire mettra à l'essai chez des souris (des mammifères) ce que le laboratoire de Dr Foley apprend avec les poissons-zèbres.

« C'est un petit élément d'un plus grand ensemble qui vise à comprendre les réactions de l'intestin aux bactéries », poursuit Dr Foley, faisant valoir l'importance cruciale de l'établissement de cette assise de la recherche fondamentale. « Il faudra peut-être 20 ans pour se former une image complète, mais au cours de cette période, les connaissances accumulées sur la biologie intestinale seront telles que les scientifiques seront mieux à même de concevoir des traitements efficaces contre la maladie inflammatoire de l'intestin et, qui sait, contre les cancers colorectaux. Pour en arriver là, toutefois, nous avons besoin de ce type de recherche pour nous aider à comprendre la biologie fondamentale, les premières étapes de la formation de ces cancers et les prémices du déséquilibre entre l'hôte et les bactéries. La science fondamentale s'apparente à une mise de fonds sur le niveau d'information dont nous aurons inévitablement besoin pour progresser. »

Préparer la voie pour la prochaine génération

En plus d'imaginer l'état possible du domaine de la biologie intestinale dans 20 ans, Dr Foley pense souvent aux gens qui y travailleront. Iel se soucie profondément de la population étudiante du Département d'immunologie et de microbiologie médicale, dont iel dirige le programme d'études supérieures, et veut faire tout en son possible pour que le corps étudiant et les stagiaires réussissent en sciences.

Mais iel s'est également rendu compte que son identité comme scientifique est aussi importante que les sciences elles-mêmes et que la population étudiante doit également la voir.

« Ce n'est que très récemment que j'ai commencé à révéler dans ma vie professionnelle que je suis une personne au genre fluide, et cela s'explique par plusieurs raisons », soutient Dr Foley. « L'une des plus importantes était le fait que, pendant une bonne partie de ma carrière, surtout au début, je croyais qu'il n'y avait personne d'autre comme moi dans ce petit monde de la science, de la technologie, de l'ingénierie et des mathématiques. Mais, statistiquement parlant, c'était très peu probable. Je me suis donc rendu·e compte qu'en étant invisible, je disais par inadvertance à la prochaine génération d'étudiants arrivant au département qu'il n'y avait personne comme moi ou que, s'iels étaient comme moi, iels devaient faire ce que j'avais l'habitude de faire : me cacher. C'est très malheureux, et ça n'en vaut pas la peine. »

Bien qu'iel ait reçu l'appui d'amis et de collègues de partout au pays, Dr Foley insiste pour dire qu'il y a encore beaucoup à faire pour favoriser une véritable culture de l'inclusion dans le milieu scientifique et universitaire. 

« Les grands esprits habitent toutes sortes de corps », poursuit-iel, « mais les structures universitaires en place ont mis du temps à le reconnaître. Et, si, consciemment ou non, ces structures excluent des gens en raison de leur genre, de la couleur de leur peau ou d'un handicap, nous – c'est-à-dire le monde universitaire et de la recherche – sommes perdants. Nous ratons l'occasion d'apprendre de la grande intelligence de ces personnes et de leurs contributions à la recherche, ce qui est mauvais pour le progrès scientifique en général. »

La modification des structures universitaires – comme les pratiques d'embauche, l'affectation des tâches, l'octroi du financement ou la titularisation – est une entreprise complexe, mais Dr Foley estime qu'il sera possible d'avancer dans la bonne direction avec l'aide des jeunes scientifiques entrant dans le domaine.

« Il y a tellement de personnes intelligentes, talentueuses et engagées pourvues d'un sens des nuances que je n'ai jamais eu à leur âge », admet-iel. « Je suis beaucoup plus optimiste aujourd'hui que je ne l'aurais été, même il y a cinq ans. »

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