Recherche préclinique : faut-il tenir compte du sexe?

Recherche sur les animaux : en quoi le sexe change-t-il quelque chose?

Aux yeux de certains scientifiques dans le domaine de la santé, la recherche sur les animaux femelles n'en vaut pas la peine. En effet, redoutant l'incidence des fluctuations hormonales de la femelle sur la variabilité des données, nombre de chercheurs préfèrent étudier les animaux mâles. Pour d'autres, mâles et femelles se ressemblent suffisamment pour ne pas tenir compte de la variable « sexe » dans leur plan d'étude. Pris conjointement, le biais en faveur des mâles et la conviction que le sexe a plus ou moins d'importance ont pour conséquence que les femelles sont exclues par défaut de la recherche préclinique1.

Biais lié au sexe et indifférence à l'égard du sexe

Il semble normal que tous les sujets d'une étude préclinique portant sur un problème de santé essentiellement masculin soient de sexe mâle. Cependant, les chercheurs tendent à privilégier les animaux mâles même pour les problèmes touchant surtout les femmes. Par exemple, ces dernières reçoivent plus souvent un diagnostic de douleur chronique que les hommes et réagissent différemment à certains analgésiques; pourtant, les chercheurs qui participent à la mise au point de ces médicaments ont tendance à étudier presque exclusivement des sujets animaux mâles1,2.

Si nous avons longtemps pensé que les différences entre les sexes se limitaient aux fonctions reproductives, nous savons désormais qu'elles existent même à l'échelle cellulaire et que la recherche en santé est beaucoup plus fiable lorsque les hommes et les femmes sont représentés de façon égale dans les essais cliniques3,4,5. Les chercheurs tardent toutefois à appliquer pleinement cette connaissance aux animaux.

Une analyse de demandes retenues dans le cadre de concours de subventions de fonctionnement des IRSC a démontré que les chercheurs canadiens présument souvent que le sexe n'importe pas si aucune différence à cet égard n'a été constatée dans leur domaine de recherche en particulier6. La convention qui persiste d'exclure les femmes et les animaux femelles des recherches en santé a toutefois pour effet que, dans bon nombre de domaines, les différences entre les sexes n'ont jamais été étudiées.

Étude de cas : différences entre les sexes dans la recherche sur la douleur chronique

Des chercheurs du Laboratoire de génétique de la douleur de l'Université McGill soutiennent que des différences sexuelles significatives ne demandent qu'à être découvertes lorsqu'on inclut à la fois les animaux mâles et femelles dans leurs recherches. Grâce à leur détermination à étudier les deux sexes, ils ont réalisé des découvertes importantes7.

« Les différences sexuelles dans le domaine de la douleur sont marquées et considérables; elles ne se résument pas à de faibles écarts. »
Dr Jeffrey Mogil
Chercheur principal au laboratoire de l'Université McGill8

L'Hôpital pour enfants de Toronto (SickKids) s'intéresse également aux différences sexuelles dans la recherche en santé et à la manière dont elles pourraient déboucher sur des traitements plus efficaces pour les patients. Selon le Dr Michael Salter, chef de la recherche à SickKids, « pour mettre au point une nouvelle génération d'analgésiques qui cibleront mieux la douleur, nous devons absolument élucider les voies de conduction de la douleur et cerner les différences entre les sexes ».

Dans le domaine de la recherche sur la douleur, il est généralement accepté que les cellules immunitaires appelées cellules de la microglie sont responsables de la transmission de la douleur dans le système nerveux; cette théorie se fonde toutefois sur des expériences réalisées presque exclusivement sur des rongeurs mâles1.

Dans une nouvelle étude publiée dans la revue Nature Neuroscience, des chercheurs ont entravé le fonctionnement de la microglie et ont découvert que si la douleur est bloquée chez les souris mâles, elle ne l'est pas chez les souris femelles. Chez celles-ci, la transmission de la douleur incomberait plutôt aux lymphocytes T, un type de cellule immunitaire entièrement différent9.

Bien que ce résultat soit impressionnant en soi, le Dr Mogil soutient que les différences entre les sexes ne peuvent avoir une incidence clinique que si les chercheurs précliniques se penchent à la fois sur les différences quantitatives et qualitatives. Dans une expérience distincte, les chercheurs du laboratoire de l'Université McGill ont découvert qu'une réponse particulière à la douleur dépendait du taux de testostérone – les souris mâles qui sécrètent cette hormone en moindre quantité réagissaient différemment à la douleur9.

Améliorer la science, mais à quel prix?

La prise en compte des différences entre les sexes a clairement pour effet d'améliorer la science et porte la promesse de nouvelles avancées dans le domaine de la santé. Malgré tout, pour les scientifiques qui mènent des études de faible envergure et dont les moyens sont limités, la question du siècle demeure : les animaux mâles sont-ils néanmoins un meilleur choix parce qu'il est plus facile et plus économique de travailler avec eux qu'avec les femelles?

En 2014, un groupe de chercheurs des universités de Chicago et de la Californie à Berkeley a publié une méta-analyse de quelque 300 articles qui évaluait près de 10 000 traits de souris femelles et mâles. L'analyse a démontré que non seulement les souris femelles ne sont pas plus instables que les mâles, mais également que plusieurs traits varient bien davantage chez les mâles11. À la lumière de ces résultats, les auteurs suggèrent que les chercheurs n'ont pas nécessairement besoin de surveiller le cycle œstral – une bonne nouvelle s'il en est une, étant donné qu'il s'agit d'une activité chronophage pouvant entraver la recherche sur des sujets femelles.

Ces résultats pourraient également signifier que, dans les recherches sur les animaux ne portant que sur un seul sexe, le sexe femelle pourrait s'avérer le meilleur choix.

Pour ce qui est des coûts, la loi de l'offre et de la demande fait en sorte que les souris mâles sont effectivement souvent plus abordables que les femelles (mais ce n'est pas toujours le cas11). Cependant, l'augmentation de la demande en animaux femelles aura pour effet d'accroître l'offre, ce qui mènera vraisemblablement à une diminution des prix.

Conclusion

Les chercheurs ont longtemps utilisé les animaux mâles par défaut. Des études précliniques sur la douleur, comme celles mentionnées précédemment, révèlent toutefois des différences importantes entre les sexes, lesquelles méritent réflexion.

Les études gagneront en fiabilité lorsque les chercheurs décideront consciemment d'utiliser des animaux mâles ou femelles et de rendre compte du sexe des sujets étudiés, et lorsqu'ils cesseront de supposer que les résultats de recherches menées sur des animaux mâles peuvent être extrapolés aux femelles.

À propos de l'étude

Le Dr Jeffrey Mogil, Ph.D., coauteur principal de l'étude et chef du Laboratoire de génétique de la douleur de l'Université McGill, est un spécialiste dans les domaines de la recherche préclinique sur la douleur et des différences entre les sexes sur les plans de la douleur et de l'analgésie. Il est professeur E.P. Taylor d'études sur la douleur, titulaire d'une chaire de recherche du Canada en génétique de la douleur et directeur du Centre Alan-Edwards de recherche sur la douleur de l'Université McGill.

Le Dr Michael Salter, M.D., Ph.D., coauteur principal de l'étude et chef de la recherche à l'Hôpital pour enfants de Toronto (SickKids), est une sommité mondiale en neuroscience qui a joué un rôle de pionnier dans notre compréhension des mécanismes moléculaires et cellulaires fondamentaux liés à la neuroplasticité normale et pathologique. Il est titulaire d'une chaire de recherche du Canada en plasticité synaptique et en douleur et de la chaire Anne-et-Max-Tanenbaum en médecine moléculaire de SickKids.

Références

Note en bas de page 1

Mogil, J.S. and M.L. Chanda, The case for the inclusion of female subjects in basic science studies of pain, in Pain. 2005. p. 1-5.

1

Note en bas de page 2

Whitley, H. and W. Lindsey, Sex-based differences in drug activity, in Am Fam Physician. 2009. p. 1254-8.

2

Note en bas de page 3

Rosenfeld, J.A., Handbook of women's health (Excerpt). 2nd ed. Cambridge medicine. 2009, Cambridge, UK ; New York: Cambridge University Press. x, 341 p.

3

Note en bas de page 4

Straface, E., et al., Sex differences at cellular level: “cells have a sex”. Handb Exp Pharmacol, 2012(214): p. 49-65.

4

Note en bas de page 5

Shah, K., C.E. McCormack, and N.A. Bradbury, Do you know the sex of your cells? Am J Physiol Cell Physiol, 2014. 306(1): p. C3-18.

5

Note en bas de page 6

Johnson J, S.Z., Vissandjee B, Stewart DE, Does a change in health research funding policy related to the integration of sex and gender have an impact?, in PLoS One. 2014.

6

Note en bas de page 7

Mogil, J.S. Sex Differences (en anglais seulement).

7

Note en bas de page 8

Sutherland, S., A Move Toward Sex Equality in Preclinical Research: NEW NIH policy requires equal representation of female and male animals, cells in studies. 2014, Pain Research Forum.

8

Note en bas de page 9

Sorge, R.E., et al., Different immune cells mediate mechanical pain hypersensitivity in male and female mice. Nat Neurosci, 2015. 18(8): p. 1081-3.

9

Note en bas de page 10

Mogil, J.S., Sex differences in pain and pain inhibition: multiple explanations of a controversial phenomenon. Nat Rev Neurosci, 2012. 13(12): p. 859-66.

10

Note en bas de page 11

Prendergast, B.J., K.G. Onishi, and I. Zucker, Female mice liberated for inclusion in neuroscience and biomedical research. Neurosci Biobehav Rev, 2014. 40: p. 1-5.

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